L'Observatoire de la Côte d'Azur est depuis longtemps très impliqué dans des campagnes d'observation réalisées en Antarctique, sur la base Concordia. Eric Fossat, astronome émérite à l'OCA, revient sur ces expériences scientifiques dont il est l'un des principaux initiateurs. Nous découvrirons à cette occasion les programmes scientifiques auxquels l'OCA a participé, les chercheurs et ingénieurs impliqués ainsi que les « missionnaires » qui se sont rendus en Antarctique.
En tant qu’astronome, quelle est l’origine de votre intérêt pour l’Antarctique ?
« Après ma thèse soutenue en 1975, j’étais en 1978 en post-doc au Colorado et je m’intéressais à l’héliosismologie qui étudie les mouvements sismiques du Soleil. Cette discipline avait débuté à l’Observatoire de la Côte d’Azur quelques années plus tôt par des observations réalisées avec la lunette Coudée. Notre souhait était de pouvoir observer le soleil 24 heures sur 24 sur une longue période. Or le soleil ne se couche pas vraiment pendant plusieurs mois en Antarctique… Cela semblait donc le lieu idéal pour y réaliser nos observations. Et nous voilà partis avec mon collègue Gérard Grec en Antarctique, au Pôle sud lui-même sur la base américaine Amundsen-Scott (qui porte le nom des deux premiers explorateurs ayant atteint ce lieu en 1911) avec un télescope américain et notre matériel de mesure, que nous finissons de construire sur place. Au final, nous obtiendrons 6 jours d’observation continue à compter du 31 décembre 1979… Un scoop remarqué à l’époque. Nous sommes retournés au Pôle en 1982, puis 1984. »
Où se trouve la base Concordia ?
« La base Concordia se situe également en Antarctique, sur le Dome-C, un très vaste dôme de glace culminant à 3233 mètres. Elle se trouve à une distance de 1 100 km de la base côtière française Durmont d’Urville à laquelle elle est reliée par avion en saison d’été (mi-novembre – mi-février) et par des trains de bulldozers et containers qui tractent pendant 11 jours des centaines de tonnes de matériel à travers la neige, et ceci 3 fois pendant la brève saison d’été. En dehors de ces trois mois d’été, Concordia reste inaccessible.»
© Djamel Mekarnia - OCAQuand a été construite la station Concordia ?
« En 1992, la France avait décidé de construire une base, « Concordia », au Dome-C, lieu de forage des glaciologues qui avaient identifié, sous ce dôme, l’existence de glaces très anciennes, approchant le million d’années. L’Académie des Sciences lançait alors un appel aux scientifiques pour réfléchir aux expériences susceptibles d’y être réalisées. Toutes les disciplines étaient conviées, y compris l’astronomie bien sûr. La station a finalement été construite à partir de 1999 en coopération bilatérale avec les Italiens. Concordia a notamment permis aux glaciologues de retracer l’histoire du climat sur 900 000 ans et de mieux comprendre les phénomènes climatiques d’aujourd’hui, grâce à l’étude d’un carottage de la glace sur plus de 3 200 mètres de profondeur. »
Quel rôle avez-vous joué à ce moment là ?
« J’ai été pendant deux quinquennats, de 2000 à 2010, le responsable du côté français de cette coopération franco-italienne concernant les premières opérations liées à l’astronomie sur Concordia, remplacé par Lyu Abe après 2010. Il s’agissait d’abord de qualifier le site, c’est-à-dire d’étudier ses caractéristiques atmosphériques, ses températures, son humidité, le vent, les turbulences, la nébulosité, la transparence… Tout ce qui impacte une observation astronomique. Dès l’été 2000-2001, 4 ans avant la fin de la construction de la station, Jean-Michel Clausse et Karim Agabi sont allés passer l’été sur place pour mener cette étude. Ils ont fait un grand nombre de relevés, notamment météo. Et ils avaient emporté un télescope du commerce, de bonne qualité, pour identifier les difficultés liées au climat local. Mais il n’a évidemment pas fonctionné : les mécanismes se coinçaient, les cables électriques gelaient… Ils ont ainsi pu faire une première liste de ce qu’il fallait modifier pour l ‘adapter aux conditions extrêmes ! »
Comment avez-vous résolu ce problème ?
« Nous avons fait appel à un opticien de Juan-les-Pins connu du milieu astronomique, Franck Valbousquet, qui nous a apporté sa compétence pour modifier un télescope du commerce afin qu’il fonctionne dans les conditions extrêmes de la station Concordia. Câbles, miroirs, tube optique, cartes électroniques, tout devait être adapté aux températures. Franck Valbousquet est d’ailleurs devenu un spécialiste des instruments d’observation pour l’Antarctique et y a lui-même fait deux missions avec notre équipe quelques années plus tard. »
Quel est l’intérêt d’aller en Antarctique pour observer le ciel ?
« Les observations astronomiques idéales se font évidemment dans l’espace, loin des nuages et de tout autre absorbant, de la pollution, et sans coucher ou lever de soleil. Une grande part de ces observations se fait néanmoins encore sur notre bonne vieille terre, où le prix des installations est moins exorbitant. Il faut alors sélectionner les sites ayant la meilleure statistique météorologique, une atmosphère la plus sèche et la plus transparente possible, et également la plus stable pour ne pas trop « flouter » les images obtenues avec les gigantesques zooms que constituent les télescopes modernes. Les observatoires modernes ont donc migré moins loin que dans l’espace, mais vers les déserts d’altitude. La station Concordia est en altitude, il y fait très froid. L’humidité est donc moindre : à -50° l’humidité est 16 fois moins importante qu’à -30° et pendant les 9 mois d’hiver la température locale reste toujours en dessous de -50°. Le peu que nous savions au départ de la statistique météo pouvait la situer dans la même fourchette que celle des montagnes du désert d’Atacama au Chili. De plus, nous espérions y mesurer moins de turbulence, grâce à un vent moyen très faible (les célèbres blizzards antarctiques sont sur la côte, pas sur les hauts plateaux). Nous espérions que Concordia puisse devenir le meilleur site sur terre pour l’observation dans l’infrarouge, qui permet d’observer les objets froids du ciel émettant ce type de rayonnement et dont la visibilité est toujours gênée par l’absorption de la vapeur d’eau, même dans le désert du Chili. »
© Djamel Mekarnia - OCA
« En lumière visible, celle que nos yeux peuvent voir, la photométrie (mesure des infimes variations d’intensité lumineuse des astres) et l’imagerie peuvent aussi être bénéficiaires dans les conditions de Concordia. Les premières mesures du « seeing » (angle qui mesure le flou provoqué par la turbulence de l’air) pendant l’été 2003/2004 ont donné des chiffres record de 0.1 seconde d’arc, quand un seeing moyen dans le ciel de Nice est de l’ordre de 1 seconde, et les meilleures images des bon sites de montagne (Hawaii, Chili) bénéficient de valeurs de l’ordre de 0.3 seconde. Nous attendions les mesures d’hiver avec impatience bien sûr parce que ces résultats d’été dépendent beaucoup de l’heure de la journée, donc de la hauteur du soleil et l’extrapolation à ce que ce serait de nuit était hasardeuse.»
Ces missions ont été réalisées en été. Mais quid des observations en hivers sur cette base en Antarctique ?
« Le premier hivernage a eu lieu à Concordia en 2005, Karim Agabi étant effectivement le premier astronome hivernant d’une équipe de 13, isolés du monde pendant 9 mois. En hiver à Concordia, Il n’y a plus de soleil pendant trois mois pleins (pas pendant 6 mois comme au Pôle Sud lui-même, dont Concordia est distant de 1680 km). De plus, la neige rayonne, ce qui la refroidit encore et les températures au sol sont de l’ordre de -70° à -80° quand elles sont de -50° à -60° à 20 m de hauteur. Ce gradient, combiné à un gradient de vitesse du vent (le vent est ralenti au sol par la rugosité de la neige, mais il ne l’est plus à quelques dizaines de mètres de haut) produit une assez forte turbulence atmosphérique à l’intérieur de ces quelques dizaines de mètres… En fait, la qualité du « seeing » (mesure servant à caractériser la qualité optique du ciel) n’est pas aussi bonne qu’espérée au niveau du sol en hiver. Il faudrait installer un télescope à 30 m de hauteur dans des conditions extrêmes pour pouvoir bénéficier presque en permanence du seeing exceptionnel mesuré l’après-midi en été. »
Quelles campagnes d’observation ont été vraiment réalisées à partir de Concordia ?
« Pendant les premiers hivernages, les mesures de qualification ont continué, en multipliant les techniques et en diversifiant les paramètres mesurés grâce à un financement de l’ANR. C’était le programme CASDOA, coordonné par Jean Vernin (notre expert local en qualification de site, qui avait lui-même participé en 1995 à une mission de reconnaissance franco-italienne sur le site du Dôme C), venu renforcer dans les années 2005-2007 le programme en cours Astroconcordia et visant 5 objectifs ambitieux : La Haute Résolution Angulaire (HRA) dans le visible et l’infra-rouge, la photométrie à faible champ (une étoile à la fois) ou à grand champ (des milliers d’étoies en même temps), et l’astronomie extragalactique en submm. Un programme solaire y était également inclus, de jour évidemment. En parallèle, un réseau européen, ARENA, piloté par Nicolas Epchtein, bénéficiait d’un financement de 4 ans de l’union Européenne (2005-2009), et avait pour mission d’identifier LE ou LES programmes d’observations à mettre en première priorité, qui seraient faisables à Concordia et nulle part ailleurs. Il a logiquement convergé vers l’infra-rouge moyen. »
« Sur place les premiers programmes qui ont été mis en œuvre ont concerné « le moins difficile», à savoir la photométrie en lumière visible. Après le succès d’une première série de mesures photométriques effectuée par un instrument italien, « Small Irait » en 2007, un second photomètre à faible champ nommé PAIX, installé en 2006-2007 puis amélioré chaque été dans le cadre de notre programme Concordiastro par Lyu Abe et Karim Agabi, a effectué pendant quelques hivers des mesures d’étoiles variables. En 2014 et jusque 2017, PAIX est devenu le cadre d’un projet propre dirigé par Merieme Chadid, qui a elle-même effectué deux brèves missions d’été sur le site. »
ASTEP fut l'un des plus beaux succès...
« Le projet principal de cette période ayant rencontré le plus beau succès est sans aucun doute le projet ASTEP1, conçu par Tristan Guillot et François Fressin. La question était de savoir si il était possible d’observer des transits de planètes de type terrestre à partir de Concordia, ce qui était envisagé, et qui est maintenant réalisé dans l’espace (observatoire spatial Kepler) mais normalement pas sur Terre dans un observatoire traditionnel. Ces observations nécessitent un ciel extrêmement pur pour détecter une planète aussi petite que la terre quand elle passe devant son étoile. En effet, la diminution de luminosité de l’étoile lors d’un transit de ce type est de l’ordre de 1/10 000 e… Cette campagne d’observation a été faite en deux étapes, au moyen d’abord d’une lunette fixe de 10 cm à partir de 2008 qui n’observait qu’un champ stellaire centré sur le pôle sud céleste, puis du télescope de 40 cm robotisé ASTEP lui-même, à partir de 2010. Elle a fourni des résultats conformes aux espérances. ASTEP a même détecté le signal de l’exoplanète WASP-19b passant derrière son étoile, une première pour un télescope optique au sol. Rapatrié à Nice pour y apporter des améliorations, ce télescope est reparti en 2017 à la station Concordia pour observer l’étoile β Pictoris avec son anneau de poussière dans lequel des planètes sont en formation et d’autres sont déjà formées. »
© Karim Agabi - OCAParlez nous un peu des conditions de vie là bas…
« Pour partir en mission à Concordia, les candidats passent un examen médical car la station, très confortable en soi, se situe quand même à 3270 m, et il y fait entre -20° et -50° l’été de mi-novembre à mi-février. Avec l’équipement fourni par l’IPEV et le confort de la station Concordia, la vie en été y est confortable, disons autant que dans une station de ski de haute montagne. Pour les missions d’hivernage, un examen psychologique supplémentaire est effectué car il s’agit de rester sur place, isolé dans une équipe de 10/15 personnes durant au minimum 12 mois, dont 9 mois d’isolement total sans retour possible à la civilisation, et dans un environnement où il fait entre -60° et -80° à l’extérieur et sans soleil pendant trois mois. Les avions ne peuvent plus décoller/atterrir en dessous de -50°, ce qui définit l’hiver de 9 mois. Sur place, priorité à la sécurité : un médecin est présent été comme hiver, et des installations médicales permettent de réaliser jusqu’à une opération de l’appendicite. Il n’y a heureusement pas eu à déplorer de cas médical critique à Concordia jusqu’à présent, même si le travail d’hiver est parfois fatigant. Pour garder la forme, Il vaut mieux tout de même faire un peu d’effort à l’intérieur de la station où il fait 20° à 25°, et tous les équipements de salle de sport nécessaires existent. »
1. Antarctic Search for Transiting Extrasolar Planets
Les programmes scientifiques de l’OCA suppportés par l’IPEV à Concordia
2000-2005 : Concordiastro (Resp : E. Fossat)
2006-2014 : Astro-Concordia (E. Fossat & L. Abe, avec financement complémentaire par ANR CASDOA, Jean Vernin, 2005-2007)
2008-2014 : ASTEP (T. Guillot)
2014-2017 : PAIX (J. Vernin, M. Chadid).
2017-2019 : BetaPic (T. Guillot).
2019-2022 : ASTEP+ (T. Guillot).
Les acteurs clefs de la présence de l’OCA en Antarctique :
Chaque participant a joué un rôle clef, il faut commencer par citer les « héros » que sont les hivernants :
2005 : Karim Agabi : Programme Concordiastro
2006 : Eric Aristidi : Programme Concordiastro
2007 : Djamel Mékarnia , François Jeanneaux, Programme AstroConcordia
2008 : Erick Bondoux, Zalpha Challita : Programmes ASTEP et AstroConcordia
2009 : Cyprien Pouzenc, Denis Petermann : Programmes ASTEP et AstroConcordia
2010 : Karim Agabi : Programmes ASTEP et AstroConcordia
2011 : Djamel Mékarnia, Eric Aristidi : Programmes ASTEP et AstroConcordia
2012 : Guillaume Bouchez : Programme ASTEP
2013 : Hélène Faradji : Programme ASTEP
Plus d'hivernants à partir de 2014.
2014-2017 : Programme PAIX, automatisé par L'équipe d'ASTEP, avec le télescope installé sur la monture d'ASTEP.
2017-2019 : Programme BetaPic. Le programme PAIX n'est pas reconduit.
2019-2022 : Programme ASTEP+.
Parmi les estivants, certains ont joué un rôle particulier qui mérite d’être signalé
Eric Fossat, Responsable des programmes Concordiastro puis Astroconcordia de 2000 à 2010
Lyu Abe, responsable à partir de 2011 du programme Astroconcordia
Karim Agabi, chef de projet de l’ensemble des opérations sur site pendant 18 ans, deux hivernages, et mission d’été chaque année
Eric Aristidi, deux hivernages, en plus de ses missions d’été
Djamel Mekarnia, deux hivernages en plus de ses missions d’été
Erick Bondoux, deux hivernages dont un comme chef de station, en plus de ses missions d’été
Tristan Guillot, P.I.responsable du programme ASTEP
La première femme astronome à Concordia
Tatiana Sadibekova, première femme astronome de l’OCA à Concordia, comme doctorante qui réalisait une thèse sur la structure des vents en altitude (2004), précédée d’un an comme première femme astronome par l’australienne Anna Moore.
La première et plus jeune hivernante
Zalpha Challita, à 22 ans en 2008. Elle a remplacé au pied levé comme première hivernante féminine un candidat qui n’a pas pu partir. Reste la plus jeune hivernant(e) à ce jour.
Liste complète des missionnaires de nos programmes depuis 2000 :
(en gras ceux qui ont prolongé leur mission d’été par un hivernage)
2000: Karim Agabi, Jean Michel Clausse
2001: Karim Agabi, Jean Dubourg
2003: Karim Agabi, Eric Aristidi, Eric Fossat
2004 : Karim Agabi, Tatiana Sadibekova, Eric Aristidi , Caroline Santamaria
2005 : Karim Agabi, Merieme Chadid, Eric Aristidi, Jean-Baptiste Daban.
2006 : Karim Agabi, Eric Aristidi, Djamel Mekarnia, François Jeaneaux, F.X. Schmider, Franck Valbousquet,
2007 : Karim Agabi, Djamel Mekarnia, François Jeanneaux, Eric Fossat, Erick Bondoux, Eric Aristidi, Zalpha Chalita,
2008 : Karim Agabi, Erick Bondoux, Zalpha Chalita, Cyrprien Pouzenc, Denis Petermann, Yan Fantei-Caujolle.
2009 : Karim Agabi, Djamel Mekarnia, Cyprien Pouzenc, Lyu Abe, Jean-Pierre Rivet, Jean-Baptiste Daban, Franck Valbousquet
2010 : Karim Agabi, Djamel Mekarnia, Eric Aristidi, Richard Douet, Jean-Pierre Rivet, Lyu Abe, Aziz Ziad,
2011 : Karim Agabi, Djamel Mekarnia, Eric Aristidi, Lyu Abe, Guillaume Bouchez, F.X. Schmider
2012 : Karim Agabi, Djamel Mekarnia, Guillaume Bouchez , Hélène Faradji, Jean-Pierre Rivet, Gilles Cohen
2013 : Karim Agabi, Lyu Abe, Tristan Guillot, Hélène Faradji,
2014 : Karim Agabi, Lyu Abe
2015 : Karim Agabi
2016 : Karim Agabi, Djamel Mekarnia pour ASTEP et Mérieme Chadid pour PAIX
2017 : Djamel Mekarnia, Tristan Guillot
2018 : Karim Agabi et Djamel Mekarnia