Pendant des millénaires, les astronomes ont cherché à établir une carte du ciel en repérant la position des étoiles fixes. Dès le milieu du XIXe siècle de nombreux catalogues, anglais, allemand ou français donnent les coordonnées équatoriales de dizaines de milliers d’étoiles avec une précision croissante. Depuis sa création en 1881, l'histoire de l'Observatoire de Nice, devenu Observatoire de la Côte d'Azur en 1988, s'inscrit dans cette quête de la précision. Retour 140 ans en arrière...
Au moment de la création de l’Observatoire de Nice, en 1881, comme l’atteste l'extrait ci-dessous du catalogue de l’Observatoire de Paris (colonne extrême droite 1e ligne : 0 h 26 mn 25,18 sec ), cette précision atteint le centième de seconde pour l’ascension droite. Pour se repérer sur une sphère, on a besoin de deux angles. Il faut un plan de référence, avec un angle qui court le long de ce plan (équateur choisi sur terre et dans le ciel), et un autre angle qui va vers les pôles. Sur terre on les appelle longitude et latitude. Sur la sphère céleste on les appelle ascension droite et déclinaison.
Henri Perrotin et Raphaël Bischoffsheim sont conscients que la légitimité de l’Observatoire de Nice vis-à-vis de Greenwich, Paris, Berlin, etc. reposera sur la précision des mesures qui y seront effectuées ; non seulement par la qualité incontestable des instruments mais aussi par l’exactitude et la précision de sa longitude et donc de sa détermination par rapport au méridien de Paris.
Raphaël Bischoffsheim l’est d’autant plus qu’il a suivi les observations effectuées au cercle méridien Eichens qu’il a offert à l’Observatoire de Paris quelques années plus tôt. « Le plus bel instrument qu’on eût encore construit », déclara le Contre-Amiral Mouchez, directeur de l’Observatoire de Paris.
C’est pourquoi l'Observatoire de Nice était à peine fondé que son directeur, l'astronome Perrotin, désireux d'en faire l'inauguration scientifique, sollicita et obtint le concours du Dépôt de la Guerre (bureau de cartographie et d'archives à intérêt militaire de l'armée française, supprimé en 1887) pour déterminer sa différence de longitude avec Paris. Le commandant Bassot fut désigné pour collaborer avec M. Perrotin, et l'exécution des opérations fut décidée pour l'automne de 1881.
D'autre part, le Dépôt de la Guerre avait fait procéder, dans les mois de juillet et août de la même année, à la détermination de la différence de longitude entre Paris et Milan. En conséquence, pour bénéficier des installations mises en place et des résultats obtenus MM. Bassot (Paris), Celoria (Milan) et Perrotin (Nice) se réunirent à Nice pour arrêter le programme de leurs travaux.
DÉTERMINATION DE LA DIFFERENCE DE LONGITUDE
Entre PARIS et NICE PAR MM. BASSOT et PERROTIN ; et MILAN et NICE par MM. CELORIA et PERROTIN.
Jean BASSOT (1841-1917) © Collection C. Corgnet - Observatoire de la Côte d'Azur |
Henri Joseph Anastase Perrotin (1845 – 1904) Portrait de Henri Joseph Perrotin. fin 19e siècle - début 20e siècle - Marc Heller © Observatoire de la Côte d'Azur |
Giovanni Celoria (1842-1920) |
Le principe de l’opération paraît simple puisqu’il s’agit de mesurer la différence de temps entre le passage d’une étoile au méridien du lieu A avec celui de la même étoile à son passage au méridien du lieu B. Cette différence constitue la différence de longitude entre les lieux A et B.
La réalisation est beaucoup plus complexe car il faut tenir compte de contraintes liées aux lunettes méridiennes et de l’équation personnelle des observateurs, c’est-à-dire le temps de réaction propre à chaque observateur lors d’une action, comme par exemple l’appui de l’interrupteur d’un chronographe. Elle induit une erreur systématique qui peut être corrigée par la permutation des observateurs et l’établissement d’une moyenne entre les différents résultats obtenus. C’est ainsi que, dans le cadre de cette opération, MM Bassot, Celoria et Perrotin se sont rendus alternativement sur les 3 sites d’observation.
Il faut également surtout disposer sur chaque site d’horloges dont la marche soit le plus parfaitement identique. Depuis 1846, cette condition a largement bénéficié de l’utilisation de la télégraphie (filaire) qui permet la comparaison des marches des horloges aux deux extrémités.
Les sites d’observation : Nice, Paris et Milan :
Carte géographique représentant les 3 sites d’observations utilisés pour calculer la différence de longitude.
La distance entre les stations de Nice et Paris est de 994 km, entre Nice et Milan, de 347 km.
Déroulement des opérations
Pour l'exécution des opérations, le plan suivant fut adopté.
I - Entre Nice et Milan.
Les opérations de longitude entre Nice et Milan ont eu lieu du 18 août au 23 septembre 1881.
A Nice, les observations sont faites au pilier de la petite méridienne de l'Observatoire, avec un cercle méridien de Gautier et un régulateur (horloge) Bréguet.
Premier Cercle méridien Gautier mis en service en 1881 et détruit en 1928 . ANNALES TOME 1 Planche XXXIX.
Cercle Gautier acheté en remplacement du premier, détruit dans l’incendie de 1928. |
Vestige du support de la mire Nord du cercle Gautier. |
A Milan, M. Celoria observe avec l'instrument des passages de Repsold, dont il a fait usage pour l'opération exécutée entre Paris et Milan.
Les instruments de Nice et Milan n'étant pas comparables, il eût été avantageux de faire permuter les observateurs avec leurs cercles ; malheureusement, le pilier de Milan n'était pas susceptible de recevoir le cercle de Nice. Il fut alors convenu qu'il n'y aurait qu'une mesure de la différence de longitude, sans changement d'observateurs, et que l'équation personnelle serait déterminée avant et après les observations, d'abord avec l'instrument de Nice, puis avec l'instrument de Milan : le nombre des soirées de comparaison fut fixé à dix au minimum.
Une première détermination d'équation personnelle a été faite du 18 au 25 août, à l'Observatoire de Nice, avec l'instrument de Gautier ; les observations astronomiques et les échanges des signaux nécessaires à la détermination de la différence de longitude ont été faits du 27 août au 18 septembre par M. Perrotin à Nice, par M. Celoria à Milan; enfin, une seconde et dernière détermination d'équation personnelle aété faite à Milan, du 20 au 23 septembre, avec l'instrument de Repsold.
II- Entre Nice et Paris
Les opérations de longitude entre Nice et Paris ont eu lieu du 25 septembre au 24 octobre 1881.
A Paris, les observations sont faites à l'Observatoire du Dépôt de la Guerre, à Montsouris, avec un cercle méridien de Brünner et un régulateur Bréguet.
A Nice, les observations sont toujours faites au pilier de la petite méridienne de l'Observatoire, avec le cercle méridien de Gautier et le régulateur Bréguet, comme pour la mesure avec Milan.
Du 25 au 28 septembre 1881, M. Perrotin est à Paris et fait, avec M. Bassot, trois soirées pour déterminer la deuxième équation personnelle. Le 29, M. Bassot se rend à Nice, M. Perrotin restant à Paris ; la deuxième mesure de la différence de longitude Paris-Nice commence le 30 septembre et se termine le 21 octobre ; dans cette seconde période, c'est le climat de Nice qui est le moins favorisé ; enfin M. Perrotin revient à Nice et, pendant les soirées des 23 et 24 octobre, fait avec M. Bassot la troisième détermination d'équation personnelle.
Chaque soirée d'observation comprend, autant que possible, quatre déterminations de l'heure dans quatre positions successives du cercle. Toutes les observations sont enregistrées au chronographe. Les comparaisons de pendule sont faites deux fois par soirée.
Les stations de Paris et de Nice étant organisées d'une façon identique et les instruments, sauf quelques dispositions de détail, étant absolument comparables, les observateurs permuteront de leur personne, au milieu des mesures, entre les deux Observatoires, afin d'éliminer l'erreur personnelle instrumentale ; chacune de ces opérations comportera, au minimum, six soirées complètes d'observation.
Comme contrôle, l'équation personnelle sera déterminée, au commencement, au milieu et à la fin des opérations.
Le programme des opérations fut rigoureusement suivi.
L'opération complète a donc exigé un peu plus de deux mois.
Enregistrement des observations
Comme on l’a vu, les observations stellaires sont effectuées à l’aide des cercles méridiens cités plus haut et enregistrées à l’aide de chronographes de HIPP. Ceux-ci ont été comparés à Nice
Après entente avec les administrations télégraphiques de France et d'Italie, les échanges de signaux devaient être faits aux heures suivantes :
Table chronographique de Lœwy située dans le petit méridien
Pour la construction de la table ci-dessous, un ensemble de précautions très minutieuses était nécessaire et obtenu par la combinaison d’appareils divers, rhéostats, relais, milliampèremètres, commutateurs, etc. placés sur la table chronographique de Maurice Lœwy portant aussi le chronographe dont le fonctionnement est décrit ci-dessous.
Table chronographique de Lœwy installée à Nice, Milan et Paris - Mémorial du Dépôt général de la guerre tome XI.
Les pointillés représentent les connexions externes : - . - . - . -
Gros plan du Chronographe de Hipp (vue de dessus).
On aperçoit clairement la bobine sur laquelle était enroulée la bande de papier blanc.
Le chronographe est du système Hipp, légèrement modifié par Breguet. Le mécanisme d'horlogerie entraîne une feuille de papier qui se déroule, comme dans le récepteur Morse, d'un mouvement uniforme, avec une vitesse d'environ 1 cm par seconde. Sur cette bande reposent les pointes de deux plumes métalliques fixées aux extrémités de petits leviers articulés.
Quand les leviers sont au repos, les plumes, imbibées d'une encre très fluide, tracent sur la bande des traits parallèles, distants de 4 mm environ ; l'un des leviers se déplace-t-il, sa plume est entrainée et inscrit un trait latéral intérieur.
L’une des plumes inscrit tous les battements de la pendule sidérale.
L’autre, à la volonté de l'observateur inscrit les signaux, soit pour l'enregistrement des passages des étoiles aux fils du micromètre de la lunette, soit pour la comparaison des pendules. Le relevé de ces signaux est fait au moyen d'échelles tracées sur des lames de verre.
Cette photo du chronographe de Rudolf Fuess conservé à l’Observatoire de Strasbourg
et contemporain de celui de Hipp donne une vision plus explicite du déroulement de la bande de papier
pour l’enregistrement des diverses informations reçues par les connexions externes décrites ci-dessus.
Aperçu des résultats obtenus
Exemple de tableau d’observation, extrait des annales de l’Observatoire de Nice, parmi les centaines qui ont été nécessaires pour l’établissement du résultat.
Tableau d’observation, extrait des annales de l’observatoire de Nice.
Conclusions de ces résultats
En se conformant, de part et d'autre, pour les observations, au programme exposé plus haut, voici les résultats obtenus :
> Milan – Paris : 0 h 27 m 25,315 s (mesure effectuée par le Dépôt de la Guerre en juillet et août 1881)
D’autre part (mesures décrites dans cet article)
> Paris – Nice : 0 h 19 m 51,513 s
> Nice – Milan : 0 h 7 m 33,812 s
Les 2 mesures séparées donnent, en les additionnant :
> Milan – Paris : 0 h 27 m 25,325 s
C’est-à-dire une différence avec la mesure directe effectuée par le Dépôt de la Guerre de 0,010 s
L'opération se trouve ainsi vérifiée d'une façon très satisfaisante.
Différences de longitude rapportées aux méridiens officiels.
L'Observatoire de Montsouris étant placé à 0,288s à l'ouest de la méridienne de France, la longitude de l'Observatoire de Nice (petite méridienne), rapportée à cette méridienne, est égale à :
> 0 h 19 m 51,225 s (est).
A Milan, le pilier d'observation est à 0,073 s à l'est de la méridienne de l'Observatoire, qui passe par le centre de la grande tour de l'Observatoire ; la longitude de Nice, rapportée au méridien de Brera, est donc égale à :
> 0 h 7 m 33,739 s (ouest).
Cette validation de longitude effectuée, les déterminations des coordonnées des étoiles faites à l’Observatoire de Nice peuvent désormais contribuer à l’enrichissement des catalogues utilisés par les astronomes du monde entier.
140 ans plus tard, en 2021, l’aventure scientifique continue et s’enrichit.
L’astronomie s’est diversifiée en de multiples spécialités mais les mesures du temps, des distances, des angles, etc. restent des préoccupations essentielles.
L’Observatoire de la Côte d’Azur, héritier de l’Observatoire de Nice y joue un rôle prépondérant notamment dans le cadre du programme de la mission spatiale Gaia de l’Agence Spatiale Européenne.
Vue d’artiste du satellite Gaïa ©ESA
Les instruments et les méthodes se sont considérablement modernisés. Les télescopes sont embarqués sur un satellite, l’œil de l’observateur est une caméra électronique (CCD), les horloges mécaniques à poids sont maintenant atomiques, les données sont véhiculées par des ondes électromagnétiques, les bandes de papier du chronographe de Hipp sont de gigantesques mémoires d’ordinateur qui stockent des téraoctets de données.
Le rôle de l’astronome reste cependant aussi capital dans la conception du projet et des instruments et surtout dans l’interprétation des tableaux électroniques de données brutes qui ont remplacé les centaines de pages manuscrites de 1881.
Dominique Schraen, Clémence Durst, Benoit Carry
Sources
Source principale : annales de l’Observatoire de Nice, tome II (Bibliothèque de l’OCA).
Autres sources : annales du Bureau des Longitudes, Gauthier-Villars, Paris, vol. 2 (Bibliothèque de l’OCA) - Mémorial du Dépôt général de la guerre, imprimé par ordre du ministre, tome XI, fasc. 1 (Bibliothèque de l’OCA), pour la photo et son zoom.
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